Frontières

Jours 300 à 307 – lundi 17 à lundi 24 juillet 2023 – Suchitoto, San Salvador, Usulután, Puerto El Triunfo, El Espino, San Miguel, La Unión, Espiritu de la montaña – Salvador

Ma musique “mémoire” du lieu, à écouter durant ta lecture si le cœur t’en dit !

Voilà un mois que je n’ai pas publié. Il est temps de s’y remettre avant que le souvenir ne soit trop lointain. Au village de Suchitoto, j’improvise mon séjour sur une durée que je ne pensais pas me permettre. Malgré la chaleur, c’est le coin le plus abordable en dehors des grandes villes pour prendre le temps de ralentir.

Le coût de la vie ici n’est pas élevé hormis pour les hébergements. Si d’habitude, j’arrive à trouver et négocier autour de 5-10$ un lit en dortoir, ici il n’y a pas vraiment d’auberges de jeunesse et les logements sont minimum à 20$ si j’ai de la chance et plus généralement autour de 40-70$. Si je n’ai pas pu avoir une explication sur la raison de tels tarifs, je suppose que l’absence de classe moyenne dans ce pays pousse l’offre touristique à s’orienter vers la classe aisée.

Sur de nombreuses maisons de Suchitoto apparaît ce graffiti. “Dans cette maison, nous voulons une vie sans violence envers les femmes.”
Le même jour j’observe le symbole du graffiti, le motmot.

Mes activités ici ne sont pas tant nombreuses. Ma balade sur les berges du lac artificiel ne me motivera pas à revenir. Sa surface en fin de journée reflète inégalement les rayons du crépuscule en raison de sa couche de déchets plastiques flottant et il est dur d’y rester insensible (ou de vouloir commander du poisson dans les restaurants à proximité). En me renseignant plus tard, j’apprends qu’il s’agit d’une des eaux les plus polluées d’Amérique Centrale et qu’on y trouve une contamination aux métaux lourds, à certains insecticides bannis, à des algues toxiques, à des bactéries fécales et d’autres jolies choses.

Une autre marche pour aller voir des formations rocheuses volcaniques me rappelle les orgues basaltiques de la Chaussée des Géants au nord de l’Irlande, cette fois au milieu de la jungle.

Suchitoto est une petite ville mais elle dédie une attention particulière à la culture et à la mémoire. Son musée offre de la documentation sur la Guerre Civile dont le sang versé 14 ans durant n’est pas encore totalement froid. Dans un contexte politique tendu évoqué dans le précédent article, le vase continu de se remplir malgré les fortes répressions. On peut par exemple évoquer le déplacement des populations pour la création du lac et les riches propriétaires terriens proposant des salaires misérables.

Le barrage Cerron Grande.

Ce qui met cependant le feu aux poudres est le Coup d’État orchestré par l’armée avec le soutien des États-Unis d’Amérique en 1972 à la suite des élections remportées par une gauche proche du communisme puis la prise totale de pouvoir de l’armée le 15 octobre 1979. Les assassinats politiques, les inégalités sociales, la pauvreté, l’impossibilité d’un changement démocratique poussent à la création de guérillas. Les groupes de gauche finissent par s’armer et s’unissent sous le nom de FMLN.

Le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN).

Chaque guerre connaît ses atrocités. L’armée salvadorienne et ses escadrons de la mort ne font pas dans la dentelle et de nombreux civils sont exécutés pour avoir exprimé leur soutien à la guérilla ou pour avoir demander la fin du conflit. Un archevêque sera ainsi assassiné en pleine messe ainsi que les personnes venues lui rendre hommage à son enterrement quelques jours plus tard.

Plusieurs milliers de civils fuient vers le Honduras au nord. Ceux ayant la chance de réussir à travers le fleuve Sumpul sans être abattus par l’armée salvadorienne (le massacre d’El Mozote compte un millier de victimes dont la majorité était des enfants quand il ne s’agissait pas de femmes) rejoignent des camps de réfugiés improvisés. Les photos que j’ai pu consulté me prouvent une fois de plus la capacité d’adaptation de l’être humain et les dessins d’enfants de l’époque le marquage au fer rouge d’une génération.

Une représentation du massacre d’El Mozote dont on découvre encore de nos jours les victimes sur les berges du fleuve.

Le successeur de l’archevêque assassiné, Arturo Rivera y Damas, résumera parfaitement le conflit de la sorte : « les pays étrangers, dans leur désir d’hégémonie mondiale, fournissent les armes. Le peuple salvadorien fournit les morts ».

Plus d’une décennie plus tard, les États-Unis soumis à une pression interne réduisent leur soutien au pays. Le nouveau gouvernement salvadorien montre la volonté de mettre fin à ce conflit et c’est l’ONU dans son rôle de médiation qui poussera à des rencontres puis à la signature d’Accords de Paix à Mexico en 1992.

L’un des camps de réfugiés au Honduras.

Le pays se concentre depuis sur la lutte contre les gangs armés quitte à employer des méthodes peu respectueuses des Droits de l’Homme et des lois autoritaires. La corruption et le détournement de fond (notamment de millions d’aides internationales suite à deux séismes ayant touchés le pays) restent des sujets préoccupants pour le Salvador même s’il jouit depuis quelques années d’une meilleure réputation en termes de sécurité.

Des détenus de la prison d’Izalco.

Retour en bus à la capitale pour quelques heures afin de profiter de la sortie du nouveau film de l’un de mes réalisateurs préférés, C. Nolan, en VO, « Oppenheimer ». Tout juste remis de mes émotions, il est l’heure d’aller explorer la côte du pays mais loin des destinations touristiques réputées pour leurs spots de surf.

Comme toujours, une belle claque pour le cinéphile que je suis !

Puerto El Triunfo n’a pas grand-chose d’un triomphe avec ses sorties bateaux pour visiter les îles voisines et ses mangroves au tarif exorbitant. Usulután est une étape pour dormir assez chaotique avec son immense marché couvrant une grande partie de la ville créant une circulation difficile. Je décide de dormir dans un hôtel particulier mais à la hauteur de mes moyens : un auto-motel.

Observés depuis mon arrivée au Mexique, ces hôtels se paient à l’heure ou à la nuit et se reconnaissent à leur architecture sous forme d’une grande cour avec de nombreuses portes de garages. Chacune se referme automatiquement une fois qu’une voiture y rentre et déverrouille l’accès à une chambre et une salle de bain. Pensant tombé sur quelqu’un pour m’assurer du prix et du fonctionnement, j’entends toquer et je réalise que le bruit vient d’une commode avec une petite trappe. Un bras apparaît pour me donner du linge et la facture. Ici règne donc l’anonymat. Un couloir fait le tour de tout l’hôtel pour l’accès du personnel.

L’entrée d’un auto-motel.

L’éclairage rougeâtre et tamisé donne une certaine ambiance ainsi que le siège sexuel et les miroirs. L’énorme télé ne propose pas que des pornos puisque j’ai un accès à OCS, Disney Plus et Netflix. J’aurais dû prendre du pop-corn ! J’ai osé l’expérience suite aux recommandations de certains voyageurs sur les réseaux sociaux et j’ai au final très bien dormi et de manière économique ! Et je repars plutôt satisfait de l’expérience même si les substances parfois rouges parfois blanchâtres dans certains coins de la douche m’interpellent.

Je fais une courte étape sur une petite plage du village El Espino où je vis le plus impressionnant des orages tropicaux que j’ai vu. En pleine nuit, le sol gronde à l’impact des éclairs et il semble faire jour quelques instants dans ma cabane de taule et de bois. Le bruit de la pluie écrasante sur ma fragile toiture est un concert difficile à rater. Je me demande un temps si mon abri en sera un encore très longtemps puis fini par rejoindre de nouveau les bras de Morphée.

Quand l’orage était encore loin et éclairait la surface de l’océan…

Après un bref passage à San Miguel pour un changement de bus et un café profitant de la vue sur le volcan dominant la cité, direction La Unión sur la côte est pour une dernière aventure dans le pays. Je fais un bref passage au port le soir, fortement occupé par les familles venant s’offrir une glace et les jeunes jouant au basket. J’en profite pour goûter ce fameux dessert qu’est le chocobanano, une banane congelée trempée dans du chocolat fondant se figeant immédiatement sur le fruit pelé. Et dire que j’y avais résisté jusque-là…

Le camion se remplit en début d’après-midi des curieux souhaitant passer la nuit au sommet d’une montagne à proximité et de quelques militaires pour leur entraînement. Le chemin est rock’n’roll tant les pierres et les branches manifestent leur présence sur le trajet. Le jeu en vaut néanmoins la chandelle puisque le sommet de cette montagne abrite une plateforme avec la vue sur les côtes salvadoriennes, honduriennes et nicaraguayennes à la fois. Impossible de deviner les frontières tant le paysage est dense en végétation.

Certaines montagnes russes semblent moins mouvementées.

Ma tente est solidement installée face aux rafales de vent (après une bonne heure à consolider mon abri) et orientée pour profiter du lever du Soleil à l’aube. En attendant, le jour est mourant et je cherche un point de vue pour apprécier la vue à l’ouest. Après quelques négociations avec les gardiens d’une station météo bien gardée par de nombreux canidés, je grimpe discrètement sur une antenne pour apprécier la vue sur une grande partie du pays qui se dévoile ainsi devant moi.

La nuit est courte mais le décor qui se dévoile au fil des minutes et les teintes de couleurs qui se succèdent en vaut le manque de sommeil. Et puis, je suis ravi d’avoir enfin eu une nuit fraîche. Cela change du ventilateur. Le retour à La Unión signe la fin du périple salvadorien et le début de l’aventure au Honduras dont la réputation est tout aussi obscure.

En faisant un court bilan, je réalise que c’est la première fois que je me perds autant dans un pays aussi sauvage et peu habitué aux touristes extérieurs. Les interpellations dans la rue des femmes à mon égard sont plus fréquentes qu’à l’ordinaire. C’est la première fois que je vois des gens marcher dans les rues d’une capitale latine en dehors des quartiers commerciaux suite à la traque des gangs ayant sécurisé davantage la ville.

La vue sur les côtes du Honduras à gauche et du Nicaragua en face. Au pied de la montagne, La Unión.

Enfin, l’absence de destinations touristiques fréquentes m’aura poussé à me perdre sans pour autant me permettre de rencontrer beaucoup de locaux. Avec ce pays, je commence sans le savoir une partie de mon voyage bien plus solitaire et spontanée si ce n’est aléatoire.

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