Grippe et progressisme

Jours 50 à 56 – Colombie – Salamina, Manizales

Le village qui se jette dans le vide

Je l’ai senti à mon départ de Medellin : je tombe malade. Après un trajet en bus encore une fois éprouvant malgré la beauté des paysages m’entourant, les courbatures et la fièvre me gagnent. A mon arrivée à Salamina, je me rends dans l’un des rares hôtels que j’ai repéré et hormis sortir pour m’alimenter, je ne ferai pas beaucoup plus d’activité pendant trois jours. J’apprécie la vue de la terrasse et passe la majorité de mon temps au lit à récupérer.

La vue de la terrasse ne me laisse pas insensible…
La conception du dessert colombien reste pour moi un grand mystère… Chocolat, glace au yaourt, mûre, kiwi, fraise, céréales, coco et… fromage râpé

Durant ce temps, les colombiens (à vrai dire, les colombiennes) me montreront une fois de plus leur gentillesse en me proposant de me faire des infusions et de me trouver des médicaments pour m’aider à guérir. Au restaurant, on prend également souvent le temps de m’expliquer les différents plats dès le premier signe de curiosité et on revient fièrement vers moi pour me demander ce que je pense des mets.

Le dernier jour, à peine en meilleure forme, je décide de monter au sommet de ce village perché sur la Cordillère centrale. Mes hanches me le feront payer lors des jours qui suivent mais cela évacue au moins la frustration de cette immobilité récente. Vu le dénivelé de certaines rues, je suis admiratif des habitants du village, d’autant plus des personnes âgées vivant dans ces conditions. J’apprécie une fois de plus d’être le seul touriste dans ce lieu reculé et isolé. A chaque nouvelle rue, cette sensation que la ville s’arrête abruptement et que les constructions finissent par se jeter dans le vide.


Manizales

A nouveau en route pour sillonner les montagnes, je me rends sur le chef-lieu du département de Caldas à quelques heures. Reposé, je me sens prêt énergétiquement et linguistiquement pour tenter ma première expérience officielle Couchsurfing d’Amérique du Sud. Pratiqué il y a dix ans maintenant sur un voyage de trois mois en Europe, ce moyen de dormir chez l’habitant me semble parfait pour être au plus près de la culture et découvrir les histoires et le quotidien d’un pays. Aujourd’hui, l’application permet également de sortir, de prendre un café, etc. Le modèle économique a aussi évolué et me paraît encore imparfait et discutable.

Après l’envoi de quelques messages, je reçois la réponse positive de Sofia, une couchsurfeuse expérimentée. Pensant rester deux nuits, je déciderai finalement de passer plus de temps avec elle et sa compagne Mariana chez qui je réside. L’objectif étant de trouver l’opportunité de visiter les volcans du Parc National Los Nevados.

Sofia est musicienne et me fait penser à mon amie et ex-collègue Myriam qui ne peut pas faire cent pas en ville sans croiser quelqu’un qu’elle connait. Mariana enseigne à l’université et s’occupe de proposer un plan climat pour s’adapter au dérèglement climatique localement. Grâce à nos discussions sur ce sujet et sur la politique à l’approche du second tour des élections présidentielles, j’apprendrai de nombreuses choses me permettant de compléter ma vision de l’état du pays et des espoirs de changement.

Au cours de mon séjour avec elles, je me retrouverai dans une ronda en pleine rue où tout un groupe chante, joue de la musique avec quelques instruments et les mains et reste en cercle pour inviter ses membres à y entrer pour exécuter des danses traditionnelles. Je ferai la rencontre de plusieurs de leurs amis dont Darling, une professeure d’anglais avec qui j’irai danser la salsa et découvrir le meilleur endroit de la ville pour voir le coucher de soleil sur les montagnes nous entourant. À travers le Couchsurfing, je rencontrerai Anna qui me montrera le quartier de Chypre et me donnera de bons conseils pour une randonnée au parc de Los Nevados. Enfin, je profiterai de mon temps libre pour visiter le musée ethnographique, lire et écrire plus ou moins tous les jours dans un café suisse chaleureux et plein de délicieux desserts en centre-ville (et quel bonheur).


Élections et progressisme

Le dimanche 19 juin viennent les élections. La loi « sèche » est appliquée dès la veille, interdisant toute vente d’alcool jusqu’au lundi afin d’éviter tout dérapage. La tension se sent en ville (pour vous dire, pas de musique…), les bureaux de vote sont remplis plus que d’habitude et les commerces sont déserts. A 17h, le résultat tombe. Pour la première fois de l’histoire du pays, un gouvernement de gauche est élu malgré la crainte de trucage des votes.

Un bureau de vote colombien… Avec une participation cette fois supérieure à 50% !

Le calme pesant des dernières heures laisse place à l’explosion de joie de la population : klaxons, défilés dans la rue, musique, agitation des drapeaux et des pancartes… C’est la première fois que les colombiens célèbrent un résultat d’élections. Une marche s’improvise du centre de Manizales à l’école d’architecture où de nombreux étudiants sont déjà en train de célébrer. On peut d’ailleurs observer le même phénomène dans toutes les villes conséquentes du pays. Quelle émotion !

Mais pourquoi une telle démonstration ? Gustavo Petro est présenté par l’opposition comme un ancien guérillero dangereux allant reproduire le désastre économique du Venezuela. Avec plus de 2 millions de réfugiés de ce pays voisin, l’idée a pris chez beaucoup de citoyens.

La guérilla urbaine révolutionnaire Movimiento 19 de Abril (M-19) dont Gustavo faisait partie à l’âge de 18 ans, eu pour principale action la prise du Palais de Justice de Bogotá en 1985 pour exiger le jugement du président de l’époque, ne cherchant pas vraiment de solutions à la paix. Le résultat de cette opération fut un carnage tant sur le commando opérant que sur les otages (plus de cent victimes). Les survivants furent emmener et plus jamais revus. A ce moment-là, Gustavo était torturé et n’a donc pas participé à une telle action. Par la suite, ce groupe se transforma en parti politique lui permettant de faire son entrée dans cet univers. Après trois tentatives, il sera investi le 7 août 2022.

Son programme sur 4 ans est sacrément ambitieux frôlant l’utopie mais il semble que l’objectif sera de poser les bases de cette transition. Un échantillon des actions prévues :

  • engager un processus de paix avec les guérilleros dont les trois plus grands groupes, ce qui ne sera pas une mince affaire malgré des accords de paix engagés il y a quelques années avant que le gouvernement les rompent,
  • donner davantage de droit et de reconnaissance aux femmes du pays (notamment face à la violence conjugale et la situation fréquente d’être une mère célibataire sans aide voire sans ressources suite au départ du mari avec toute la fortune),
  • lutter face aux inégalités hommes-femmes notamment salariales et face au machisme omniprésent,
  • trouver une solution face à l’appropriation abusive des terres agricoles (1% de la population en contrôle plus de 55%) pour une meilleure redistribution et faire le lien avec les milliers de personnes expropriées par les groupes armés,
  • faire reconnaître les méfaits du gouvernement et de groupes armés (disparitions, tortures, assassinats…)
  • relocaliser les productions historiques du pays,
  • anticiper l’obsolescence du pétrole et engager une transition énergétique durable en priorisant les zones les plus isolées comme le désert de La Guajira,
  • rendre gratuit l’accès aux études et intégrer des garderies dans les universités pour permettre aux jeunes mères d’étudier (il n’est pas rare d’avoir un enfant avant même d’avoir la majorité),
  • assurer la reconnaissance et l’acceptation de la communauté LGBTQ+,
  • mener une politique ambitieuse de gestion et de protection de l’eau face à la pollution et aux conséquences du changement climatique notamment sur les sources de production (páramos…),
  • réformer le système de santé en se passant de l’entreprise intermédiaire qui récupère l’argent de l’État et redistribue aux cliniques et hôpitaux. En effet, une partie des flux financiers disparaît régulièrement et laisse peu de moyens aux infrastructures.

Avec une vice-présidente également candidate aux primaires pour être la candidate des présidentielles, le duo formé semble solide et Francia Márquez, de par son histoire et ses origines, donne espoir aux nadies et nadias, ces personnes rendues invisibles par leur statut ou leur condition.  En effet, cette ancienne nounou originaire de la côte pacifique aux origines africaines fut une mère célibataire très jeune. Son vécu assure la reconnaissance de nombreuses populations isolées et ignorées dans les politiques nationales. Elle est aussi une féministe engagée et une activiste pour l’environnement depuis son opposition adolescente au projet d’une grande entreprise prévoyant de polluer une rivière à proximité de sa maison.


Je conclus par le poème Los nadies (ou les rien) écrit en 1989 par Eduardo Galeano, à l’origine du terme éponyme :

Les puces rêvent de s’acheter un chien et les rien rêvent de ne plus être pauvres, ils rêvent d’un jour magique où la chance tomberait du ciel, en pluie drue ; mais la bonne fortune n’est pas tombée hier, elle ne tombera pas aujourd’hui, ni demain, ni jamais, elle ne tombe même pas en pluie fine, bien que les rien la réclament, bien que leur main gauche les démange, bien qu’ils se tiennent debout sur leur seul pied droit, ou commencent l’année avec un balai neuf.
Les rien: les enfants de personne, maîtres de rien.
Les rien : les personne, les niés, ceux qui courent en vain, ceux qui se tuent à vivre, les baisés, les éternels baisés :
Qui ne parlent pas une langue mais un dialecte.
Qui n’ont pas de religion mais des superstitions.
Qui ne sont pas artistes mais artisans.
Qui n’ont pas de culture, mais un folklore.
Qui ne sont pas des êtres humains mais des ressources humaines.
Qui n’ont pas de visage mais des bras.
Qui n’ont pas de nom, mais un numéro.
Qui ne figurent pas dans l’histoire universelle mais dans la presse locale.
Les rien qui ne valent pas la balle qui les tue.

La célébration est pour moi de courte durée puisque le lendemain, je compte tenter l’ascension d’un volcan plus haut que le Mont Blanc, toit de l’Europe. Vu le périple qui s’annonce, je me dois d’être en forme. Petit avant-goût du Nevado del Ruiz en photo !

Photo de Flavio Suarez Botero

Comments

  1. Clem

    Quelles aventures! J’espère que tu vas mieux mon JB de toute façon il faut bien se reposer de temps en temps! Gros bisous

    1. Merci ma couz ! Oui clairement, je suis en bien meilleure forme aujourd’hui. Je profite actuellement de l’air de la campagne colombienne et de sa nourriture saine. Zoubiii !

  2. Mymy

    Ahahahahahh merci pour le clin d’œil mon Jb ! Ça m’a trop fait rire 😂. C’est un tel plaisir de te lire.. hâte de connaître ta prochaine aventure en haute altitude ! Bisous !

  3. Peyroutou

    Merci de nous faire partager, de façon si vivante, toutes ces nouvelles et le récit de tes aventures. On te reconnait bien dans ton désir de chercher l’inattendu,l’essentiel, le vrai visage d’une culture… le partage du temps…..
    Bonne suite à ton périple
    Bises des biquets volleyeurs (Evelyne et Lionel)

    1. Merci les Peyroutou ! Très heureux de vous savoir à lire le site ! Vivement de partager nos aventures de voyage dans votre adorable maison ! Des bises !

  4. Brindille

    Je pense que le dessert a été cuisinée par Rachel Green

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