Jours 331 à 345 – jeudi 17 à jeudi 31 août 2023 – Rivas, Isla Ometepe – Nicaragua
J’ai fait une promesse il y a de ça un an, celle de me trouver un lieu où pouvoir m’arrêter et me couper autant que possible du monde dans ma situation actuelle. J’avais la conviction que je trouverais ce lieu au bout du monde, à Ushuaïa. Et d’une certaine manière ce fut le cas mais la maladie et le rapatriement empêchèrent de profiter de l’expérience.
À un mois de mon retour définitif, il est temps de s’arrêter et de prendre un peu de recul. Le premier retour était surréaliste, déboussolant… Je me rappelle une totale apathie après être arrivé à seulement quelques jours de Noël. À courir après la vie, glouton d’expériences, à la suite d’un automne à côtoyer la mort, je retrouvais un monde que je n’étais pas prêt à rejoindre, parti construire le mien avec mon cadre et mes règles.
Rentré en urgence sans qu’un jour je n’aie à le regretter, le second retour sera la conclusion de ce chapitre improbable de ma vie et je dois anticiper cet atterrissage, sachant cette fois à quoi m’attendre. Et déjà, avoir une date de retour aide l’esprit à se préparer.
L’île d’Ometepe, au milieu du lac Cocibolca, composée de deux volcans reliés par un petit bout de terre, est unique au monde. Sur ses hauteurs, des capucins menacent d’assommer les intrus sur leur territoire et leur dérober le moindre en-cas. Dans ses champs et ses arbres, quelques boas, serpents coraux et chauve-souris se cachent tandis que les geais à face blanche se marrent. Pas loin des berges, ce sont des requins d’eau douce qui naviguent tandis que les cours d’eau, marécageux, servent d’abri à de nombreux caïmans.
Ce lot de terre est encore épargné par la massification en tout genre malgré son gain de popularité depuis peu. Son accès difficile en est sûrement la raison principale puisque je dois prendre depuis Granada quatre bus et un ferry pour atteindre ma destination. Après une première nuit dans le hamac d’une auberge de jeunesse pleine, le voyage me rappelle à la vanité ou le consumérisme de certaines rencontres. Je prends la décision de commencer dès que possible la retraite que j’attends depuis tant de temps et me met en quête d’un refuge.
Avec le recul, je réalise que plus le voyage progresse, plus je deviens sauvage et peu enclin à approcher d’autres voyageurs. Les occasions de se joindre à des activités ou sorties sont légions. Si je suis toujours preneur de prendre quelques conseils et d’en donner sur les lieux visités, je suis moins avide d’aller vers l’autre et de me connecter même un court temps à d’autres âmes de passage pour faire quelques bouts de chemin ensemble.
Je tiens toujours à la rencontre avec les locaux, plus authentique et enrichissante pour l’immersion que je recherche (et ce toujours dans l’envie d’améliorer au passage mon espagnol). Plus discret et moins fougueux dans la quête d’aventures, les rencontres ne cessent pourtant jamais vraiment, que ce soit en partageant une table à un café, en m’intéressant au quotidien d’un commerçant du coin, en cherchant un renseignement dans la rue…
Mes 15 jours sur l’île sans bouger sont pour moi un record. Mais quel bonheur de s’atteler à ne rien faire. Peut-être me faut-il déjà évacuer ce que j’ai fait avant tout. L’exploration de l’île est une vaste tâche et je me contenterai de n’en faire qu’une partie. Je m’aventure à louer un scooter pour la première fois et le partage via une annonce Facebook avec Constance, une française vivant temporairement au Costa Rica venue renouveler son visa.
Notre fidèle destrier à deux roues nous permet ainsi de faire le tour de l’île sur ses routes goudronnées, pavées ou terreuses. Cela nous permet de visiter de nombreuses plages et sentiers de randonnées mais surtout de visiter une ferme aux papillons, ma première du voyage. Je retiens aussi la randonnée jusqu’à une cascade bien rafraîchissante en pleine jungle ainsi que la traversée de la piste d’atterrissage au milieu de la végétation me rappelant très fortement Jurassic Park 3.
Pour rendre le véhicule, il nous faut trouver une station essence mais ici impossible de les deviner. Il faut se guider au fil des échanges avec les passants pour arriver dans une maison ouverte avec quelques articles à la vente et demander un plein. On va chercher sur les étagères des bouteilles d’eau remplies d’essence pour recharger la bête. Retour jusqu’au loueur sous une pluie battante à éviter les crapauds et les mares qui se forment hasardeusement. Je ne suis pas sûr d’avoir encore quelque chose de sec sur moi mais cette douche n’a fait que rajouter de la saveur à mon aventure.
Mon refuge, le Dragon’s Garden (en référence aux fruits du dragon poussant sur la propriété), m’offre un cadre unique dans la nature. Le lieu est tenu par une française et son fils après être tombés amoureux de l’endroit peu de temps avant le Covid.
Je remercie les propriétaires de cette auberge qui ont été aux petits soins avec moi et ont veillé à mon confort malgré les visites nocturnes de quelques scorpions et passant douteux. Ils ont d’ailleurs pris le temps de m’expliquer le projet de permaculture étudié depuis l’achat du site.
Si j’invite quiconque à se renseigner sur ce concept cherchant la synergie avec l’environnement sous de nombreuses formes, je peux brièvement expliquer le zonage donnant une idée de ce qu’est la permaculture :
- La zone 0 représente le lieu de vie ;
- la zone 1 est la plus proche de la maison où l’on se rend très souvent pour des soins très réguliers (potager aux récoltes fréquentes, éléments de proximité comme la réserve d’eau pluviale…) ;
- la zone 2 abrite la culture semi-intensive nécessitant un entretien régulier (arbres fruitiers, poulailler…) ;
- la zone 3 permet la culture de céréales et de biomasse (ici riz et bambous) sans nécessiter d’arrosage. Elle peut aussi abriter des pâtures et des animaux ;
- la zone 4 est similaire à la précédente mais avec un besoin encore moindre d’interventions. On l’a dit semi-sauvage ;
- la zone 5 reste un espace dédié à la biodiversité sans subir la moindre intervention humaine. Elle est souvent la plus éloignée du lieu de vie.
Ma cabane faite de bambou et d’essences de bois locales est l’abri parfait. Simple et lumineux avec moustiquaire obligatoire (je ne parle pas d’eux mais ils sont toujours là…). Les toilettes sèches sur le côté permettent d’alimenter le compost pour les sols des productions sur le site. La douche à ciel ouvert voit son eau s’écouler en direction de la végétation à proximité, après une première filtration grâce aux roches volcaniques posées dans la cabine.
Malgré ce cadre idyllique, mon isolement me joue un tour. Une nouvelle aventure dont je me serais cette fois passé. On m’avait averti qu’entre la période de disette que représente le mois d’août pour la population locale (période entre deux récoltes) et la construction de la route à proximité amenant sur l’île des travailleurs extérieurs, il y avait des risques de vol. Je ne m’attendais pourtant pas à me réveiller en sursaut à 2h du matin et devoir brandir ma frontale et mon couteau en tentant dans ce réveil chaotique d’intimider mon agresseur.
Le reflet de la vitre de ma porte d’entrée teintée m’empêche de l’identifier derrière le verre et de voir ce qui se passe dehors. Pas de visibilité sur le reste de ma chaumière. Je l’entends tourner autour. La faible connexion réseau me permet tout de même d’appeler la gérante. Je lance également un appel à mon père, sûr qu’il répondra, pour le prévenir de la situation et parler une autre langue dans l’idée de confondre l’intrus.
Une demi-heure passe, la gérante n’arrive pas à joindre le gardien à l’entrée du site. Je finis par gueuler suffisamment fort pour alerter les chiens et faire des signaux lumineux depuis une petite lucarne en sa direction. C’est seulement vers 5h que je finis de faire la ronde avec le garde à la recherche de notre visiteur indésiré. Pas facile de se rendormir après une telle montée d’adrénaline.
Quelle frustration d’être resté enfermé presque une heure alors que mes jambes ne demandaient qu’à s’activer. Prisonnier, j’ai dû prendre mon mal en patience pour ne pas céder à la tentation de sortir en direction du gardien mais je concède que cela aurait été une mauvaise idée, ignorant le dessein de l’autre. Un cambrioleur s’enfuit généralement au premier signal d’alerte mais toutes les histoires sordides entendues me rappelle qu’il y a plus d’un profil possible et que les motivations ne sont pas toujours aussi humbles que celles d’un voleur de pomme.
Même si le soir suivant je sens ma vigilance accrue, l’incident est bien vite derrière moi et les probabilités que cela se reproduise sont faibles. Sans me mettre trop d’objectifs à la journée, je profite de ma retraite pour voir où l’ennuie me dirige. Je me fais le luxe de créer quelques rituels quotidiens comme regarder un film de la saga Star Wars (et le critiquer après coup sur sa cohérence au téléphone avec mon amie Julie) et profiter d’un dîner devant le coucher de Soleil sur le bord de la plage Playa Mangos.
Dans cette solitude, à des milliers de kilomètres de tout, sans ce qui compose ma définition de foyer, la musique, le chant et la lecture sont de merveilleux alliés. Faisant parfois office de pansements sur certains maux, ils sont aussi de bons enseignants.
Très vite, la question à laquelle je venais chercher une réponse prend le dessus de mes pensées : comment préparer son retour ? En fait, cette question en implique bien d’autres. Il me paraît finalement plus dur de rentrer que de partir. Non pas que j’aurais l’énergie de prolonger longtemps ce voyage. Il implique un nouveau champ des possibles et les conséquences qui viendront avec le chemin emprunté. L’énergie pour tenter d’identifier le chemin à prendre est donc conséquente.
Je cherche à faire ma paix sur le fait que seuls d’autres voyageurs pourront comprendre en partie ce que j’ai vécu sur cette année de voyage. Je me rappelle que ne pas réussir à partager cette expérience de vie avec mes proches de la manière que je le souhaitais m’avait apporter une grande frustration. Je décide ici que je la communiquerai d’une autre forme cette fois.
Je fais le point sur tout ce que j’ai pu entreprendre de nouveau durant ce voyage, ce que j’ai pu apprendre, voir, entendre, ressentir… Et le bilan s’annonce vertigineux. Impossible à quantifier. Toujours reconnaissant de cette opportunité que j’ai eu, je suis convaincu que les enseignements se manifesteront longtemps après mon retour, par exemple en guettant mes réactions aux défis du quotidien. Parallèlement, il est certain que je me suis découvert de nouveaux intérêts et j’en ai conforté d’autres comme l’observation des plantes ou des oiseaux.
Si je m’attelle à devenir un meilleur être humain, j’accepte aussi la version que je suis au jour J. La personne que j’étais hier n’existe plus. Si mon objectif est une montagne, je dois garder la bonne direction pour l’atteindre, peu importe le sentier emprunté. Tant que je garde mon cap, je peux poursuivre. J’accepte de me tromper et je peux corriger ma trajectoire. Je respecte l’envie de faire parfois une pause, de m’isoler, de faire un excès, de tirer temporairement sur la corde… mais cela toujours en m’écoutant. Voilà un bel enseignement de ce voyage.
Je me dois simplement d’être honnête avec moi-même pour rester heureux. Cela ne veut pas dire ignorer les émotions négatives mais peut-être les prendre avec plus de détachement, les identifier et les accepter. Je reste certain que la meilleure version que je peux (m’)offrir est celle qui suit son chemin pour pouvoir rayonner cette énergie autour de soi et en particulier de ses proches.
Ce type de réflexions continuera ainsi durant le reste du séjour, sur des thèmes bien plus vastes encore. Prendre le temps de s’arrêter à les contempler aura permis d’en coucher une partie sur mon carnet de voyage manuscrit et d’ouvrir quelques portes. Ce fut donc un exercice plus que bienvenu et cet isolement au milieu de cette quiétude sans distraction (enfin, presque) me confortera vite dans mon envie de sédentarité, dans ce prochain lieu de vie que je pourrai nommer foyer.
Il me faut terminer mon périple (tout comme ce billet qui pourrait en faire facilement le double) et quitter ce petit bout de terre pour me diriger vers le Costa Rica. Heureux du repos accordé, je suis surtout ravis d’abandonner ces fourmis innombrables et sans pitié pour la moindre paire de pieds passante.